mardi 4 janvier 2011

Adieux à un pays

.

I

Nos territoires sont faits de notre vie
ainsi je mesure
dans chaque espace que je parcours encore
(ce dernier été)
les innombrables mois de ma vie, vécus ici.

Ainsi se fondent les buées en strates sous le soleil baissant,
comme se mêlent le sol et l'horizon
ils sont perdus, et présents.

comme s'engrènent
dans les sillons les mouvements de la route, et se dresse
sous le grand fleuve du vent régulier
un arbre, au bord d'un champ ;
comme les arbres si semblables aux nuages
- même forme et même indifférence -
j'ai laissé dans tes creux mon temps, très long.

Des années d'enfants, ce tribut qu'on laisse avec peine
leurs petites peurs et leurs apprentissages,
et les après-midi à deux, errant
de nom en nom de villages, rébus.
les mouvements du corps, le regard cherchant dans le fond du ciel,
et les plongées au fond de combes peuplées d'arbres.
ô herbes, tourbières.

Aujourd'hui la lumière est raide et forte,
d'un vert de paradis soulignant d'ombre
l'endroit et l'envers de tout
et s'allonge
au pied de tout ce qui se tient droit. La lumière
coupe raide le bord des maisons
- éblouissement d'argile ou rougeur
dans l'été qui descend où chaque fleur pose sa note
exacte sur le vert régnant,
sur les pierres.

Dans tout ce qui m'a soulevée, le crépuscule,
les hachures pluvieuses sur les étangs,
les ronds
des gouttes sur le vernis de l'eau transparente
et grise et ce parfum
si particulier derrière les usines en ruine,
dans les écroulement de craie les buddleias.

Il fallait que je garde sur toi mon regard, pays
rester là, de mon chemin un peu bancal
et te connaître (mais pas vraiment connue, éloignée)
l'eau de tes puits tournants, bleu sombre,
garde le vertige du voyageur. qu'il y plonge
la sonde de sa tristesse.

Je pouvais pénétrer sans être là, comme on vit dans la chambre de [quelqu'un d'autre :
sur son dessus de lit on s'étend on allume sa lampe.
Ainsi j'ai plongé mes rames dans ton eau,
effleurant la surface des choses, contournant des îlots
où les roses tombent sans regard pour les voir.

Il fallait rester dans cette fente d'où tout se voit, que je glisse
entre les lieux et les gens
si mêlés ; qu'à rien je ne me mêle
entièrement que je ne laisse rien.

Sinon mon temps, ma vie,
dans chaque page de tes paysages
chaque heure
des jours où tu rassemblais ton vide.
Car chaque pays a son vide
particulier.





II

Pays, où j'erre en esprit
souvent quelque chose m'apparaît,
dissous,
dans le mélange de tes eaux

- malgré la tristesse dont on t'accuse, dont toi-même t'accuses -

alors rien ne vaut pour moi
l'ourlet bruni de tes côtés
tes champs labourés sous les nues.

car rien ne vaut parfois ta pauvreté, ces corbeaux planant en [recherche
les peurs et ces visages pris
dans des filiation brouillées
les mots lâchés malgré soi
dont on est surpris
les longues et râpeuses collines, de craie trempée -

les ZUP établies sur rien.

des maisons de brique sanguine, sans ornement
en files dans les villages
sous le grand ciel bleuissant du soir
et au flanc de falaises penchées, des pâtis
d'herbe pelée et de fleurs rares, minuscules.

Pays traversé de passages et de guerres
aux grands arbres dressés :
racines pendant de la voûte des souterrains si vieux
si profonds et ramifiés pour disparaître.
J'aurai senti de loin
la désolation de tes cimetières de guerre
incongrus et laids posés sur les plaines,
mathématiques,
l'identité dissoute des pauvres hommes morts expatriés dissous
(où sont ceux qui vous ont si longtemps cherchés ?)

je ne voulais pas voir ça
ni y penser
mais lire les traces,
dans la terre et dans les âmes
des exodes révolus.





III

De lourds rideaux invisibles, joignant la terre au ciel grand-ouvert, les étangs opaques qui montent avec tous leurs miroirs et leurs oiseaux plongeants, pour se fondre dans l'aile gazeuse des nuages. Réverbérations et vibrations, éclats soudains, dans la pression de l'été. Comme des anges volant à mi-hauteur de tout, soulevés par l'odeur de blés dressés, multitude muette redoutant l'orage
approchant

même éclat de miroir, diffracté sous le soleil blanc et froid d'octobre, qui longe les lignes des sillons, petites vallées déversées, tranchées, scarifications. Toute cette violence mobile, non-violente, de ce qu'on appelle saisons, révolution comme notre sang pulsé et revenant, du début à la fin d'une éternité illusoire.
La vase glissante
la terre la craie, l'eau.
Le monde végétal. apparaissant, disparaissant.
 
Derrière chaque motte de terre tranchée et retournée
derrière chaque oiseau
atteint par sa mort loin de tout regard.
derrière chaque nuage développant ses orbes vers l'infini et sans [l'atteindre,
derrière chaque square au sable imbibé, pluvieux, désert
- derrière toi -
quelque chose se scinde et murmure,
touche mes mains.

Moi qui ne t'ai pas caressé, ni soupesé, ni enveloppé
qui ne t'ai pas tracé de l'ongle,
moi qui ne te reste pas, qui n'ai en toi aucune racine, ni prise
je sais la chaleur qui demeure à l'intérieur,
la fracture des silex.

Ainsi, pays toujours échappant, toujours changeant et muet,
par ces années passées collées contre ton dos
j'ai compris que je n'étais qu'une demi-chose,
et j'ai attendu le retour
(ou l'avènement) de moi
ta voix en moi.


Car c'était un long voyage que tu faisais,
de ma source tourbeuse à la mer, malgré le peu de kilomètres,
et les plages de vase et de sable à l'arrivée,
tu as fait de moi
une tranche de pain jetée
dans le gris de l'eau,

dont je t'ai nourri.








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